Travaux

NO HEROES

 
N O      H E R O E S
 Quand Elaine m'a fait cadeau, non sans malice, de son badge marqué NO HEROES,
j'ai considéré que c'était là un cadeau de valeur J'ai souvent porté ce badge
accroché à mon tricot je ne suis pas un héros ! J'ai ensuite proposé à des
amis d'être les sujets actifs d'une série de photos. Une étiquette indique leur véritable
métier, écrit en anglais, comme le badge.
Voici les impressions recueillies "à chaud ", auprès de chaque personne, à l'issue de chaque séance de prise de vue. 
NO HEROES   1     4 – 7 - 1981Elle avait très peu de temps: travail très court ½ heure. Musique de J.S. Bach, et grande concentration. Le bandeau empêche de prendre de belles poses car on ne voit rien ni de soi, ni des plis du papier a1umunium. Le fond est totalement accepté puisque c'est le fond des choses. Elle a aimé ce travail, mais aurait souhaité avoir plus de temps. Moi aussi.
NO HEROES   2     5 – 7 - 81Il est au maximum de l'inquiétude pour son spectacle et profite du court répit nécessaire à la prise de vue pour terminer la bande sonore. Il est en retard et aimerait écouter une musique dont il a besoin. Je lui donne alors un casque et il évolue dans l'a1u, tout en écoutant la musique. Du coup il joue avec l'emballage, et cherche à s'en envelopper. Après coup il remarque: au début j'ai eu peur d'abîmer le papier métal, j'ai donc roulé lentement sur moi-même.
NO HEROES   3      8 – 7 - 81Je me ressentais dans le même état de disponibilité, de fonctionnement de tout le corps, comme après un échauffement de danse. J'ai évolué à partir de mouvements simples, non posés. C'était la seule façon que j'avais de vivre ce travail, dans la mesure où jusqu'à présent, j'ai toujours refusé qu'on me prenne en photo ( refus de l'image qui reste sur le papier ). J'ai accepté parce que je te connaissais, je connaissais les gens avec lesquels tu travaillais, et le genre de travail que tu faisais . Le refuser, je l'aurais pris comme une lâcheté, c'est à dire comme un refus d'aller jusqu'au bout de ce que je désirais
NO HEROES   4      4 – 8 - 81Je n'ai été prise en photo dans cette maison qu'avec les gens qui y vivaient. Et ça n'est pas arrivé très souvent. Je ressens là ce que je suis au fond de moi-même: la photo le rend plus conscient. J'ai caché le visage parce que c'était la règle du jeu. Mais ça ne m'aurait pas gênée d'être reconnaissable Je suis souvent nue et ça ne me dérange pas, même si c'est le plus souvent quand je suis seule.J'ai joué avec l'aluminium, et je trouvais amusant de penser à ce que j'allais montrer, et à ce que j'allais cacher.
NO HEROES   5       6 – 10 - 81J'avais par rapport à la première impression que je me faisais de ce travail, une vision d'absence. Je parle de mon absence. Comme ce n'était pas possible puisqu'il fallait être présent, je suis allé d'abord vers la multitude de reflets, pour perdre le seul reflet: l'être déjà était ailleurs. Le héros, c'est celui qui est à l'extérieur. C'est celui qui est à l'extérieur qui voit le héros, ou qui le nomme comme tel . Donc le photographe devient le héros. Morcellement : une partie du corps pouvait à un moment donné être le héros j'ai montré le pied comme symbole phallique ; mais je n'ai pas été assez vrai pour montrer le phallus. La main par contre, c'était à la fois l'offrande et l'attente. Enfin je me suis entièrement emballé, pour d'abord disparaitre des regards extérieurs, ainsi que de mon propre regard, et pour ensuite apparaitre vraiment, puisque c'était emballé, que j'étais le plus reconnaissable ( dans ma forme et dans mon attitude) par rapport à ma fonction sociale . Il n'y a pas de héros ? .. J'aurais aimé qu'après, cette image soit détruite réduite en petits morceaux, pour enlever la peau, et ne garder que l'essence. Laisser apparaitre l'intérieur de sa peau et laisser sa peau de serpent. L'être existe à l'intérieur de sa peau, mais il a mille reflets
NO HEROS   6       14 – 10 - 81Ce qui me frappe c'est la différence entre ce que j'avais imaginé, et ce que j'ai vécu. J'avais associé aluminium et chair avec mort: chair à pâté, chair à canon, four crématoire. No Heroes ! Pas d'identité ; ça m'avait refroidie. Mais en fait, je ne l'ai pas du tout vécu comme ça. J'avais pensé que le héros c'était toi, parce que tu avais l'œil, celui de l'appareil photo d'où on ne voit que d'un seul œil. Mais en le vivant, je n'ai pas perçu cette perte d'identité, bien au contraire. Je maitrisais la situation puisque je décidais de ce que je donnais à voir : plus du tout morbide ! Naissance et découverte de son corps, du fait de ne plus privilégier le visage ; choisir au contraire quelle partie du corps est découverte . J'ai perçu plutôt des images de vie, avec quand même des images d'enserrement être quelque part prisonnière du regard de l'autre. Mon désir venait de ce que toi tu désirais. Comme si je ne pouvais exister que par toi . Mais ce n'était pas angoissant. J'imaginais la matière du papier aluminium beaucoup plus hostile. En fait elle est malléable et on en fait ce qu'on veut. C'était finalement assez chaud comme matériau. Un moment j'aurais eu envie de me rouler dedans comme dans du sable. J'aurais voulu avoir plus d'alu, pour le sentir sur ma peau, mais pas pour m'y confondre. Alu bijou, bijou d'esclave qui souligne les attaches du corps Le bijou c'est l'inutile ; c'est ce qui d'une certaine façon m'attache au désir de l'autre
NO HEROES   7       16 – 10 - 81Ne pas avoir à prendre de poses. Ce qui m'a plu au premier abord, c'est le mouvement, c'est l'aspect  prise d'instantanés , d'un mouvement qui durait dans l'espace et dans le temps. Maintenant que c'est fini, je m'aperçois que la spontanéité était essentielle. D'autres éventualités m'apparaissent: j'aurais pu être debout, mais j'ai cru qu'il fallait être assis. Les papiers alu étalés, m'ont donné l'idée d'un travail au sol. IL m'a manqué de la matière. J'aurais aimé être dans une mer d'alu, et nager dans une grande surface, dans un plus grand volume, dedans une matière plus rigide pour qu'elle reste disponible. La température n'est pas une gêne: le matériau apparait chaud. En fait on n'y pense pas. La prise ne vue à main levée dans le mouvement, coïncidait avec la fluidité des gestes, et créait deux pôles qui s'équilibraient, entre le preneur de vue et celui qui était photographié . A la limite, ne pas être un héros, c'est aussi prendre une attitude signifiante car ne pas être un héros, n'est pas forcément être insignifiant. Le non héros ce peut être l'homme de la rue, anonyme, mais ce peut être aussi l'outrance, la liberté dans l'accentuation du fait de se penser normal, conforme à la moyenne, telles ces femmes américaines énormes qui se promènent dans des shorts fleuris, visibles, ne les fondant pas dans la masse des gens ! J'ai bien aimé participer à ce travail, sans appréhension, sans chercher à jouer le moindre rôle. Rechercher à être le plus platement moi-même ; le masque sur la tête supprime toute tentation de la recherche d'une attitude Le plaisir de vivre, c'est le plaisir d'oser. Oui, la vie c’est oser.
NO HEROES   8       3 – 11 – 81C'est un jeu qui n'est pas gratuit, puisqu'il est le moyen de retourner à la réalité, soit sous son aspect anecdotique, soit sous son aspect symbolique. Il n'est pas gratuit car il permet également de retourner à son imaginaire, ce qui est occulté en grande partie par le quotidien. Prendre des moments pour exprimer quelque chose, ce n'est vraiment que le début de ce que j'aurais souhaité, d'une façon bien plus développée, depuis longtemps. C'est une forme de langage, qui comme tout langage demande un apprentissage et une maitrise. Souvent le langage est perçu comme un moyen d'exprimer quelque chose à quelqu'un d'autre ; il a aussi pour fonction de se dire des choses à soi-même, ce qui m'a paru évident ( le retour sur soi ), dans ce type de travail non verbal. A travers ce type d'activité on peut arriver à exprimer des choses que le langage parlé ne peut pas dire, soit à cause des tabous, soit à cause des stéréotypes. Quand on parle, on le fait en général avec sa gueule, en cachant tout le reste, alors que là, on parle avec tout le reste, en ne cachant que sa gueule. Ce que j'ai senti un peu comme un manque, c'est un temps de concentration trop court. Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est que tu aies pu prendre des photos pendant la préparation des images, ce qui me renvoyait à l'idée que quelque chose qui n'est pas fini, n'est pas synonyme de quelque chose qui est vide de sens.
NO HEROES   9       7 – 11 - 81L'idée m'est venue après coup en voyant l'aluminium. L'idée du début, c'était de m'habiller avec du métal, sur un fond noir sans rien derrière . J'ai utilisé le fond en passant derrière ou devant les bandes d'alu. J'avais imaginé un travail très symétrique, très organisé, pour obtenir des images ouvertes, avec de grandes directions. Le héros, je ne l'imagine pas. C'est pas un truc à imaginer. Le héros, c'est une façon d'être qu'a chacun. C'est à l'intérieur que ça se passe.
NO HEROES   10       9 – 11 - 81Je croyais que ce serait beaucoup plus dur, quand on en parlait, plus dur d'être autrement, d'être en dehors de toute réalité. Je ne me rendais pas compte qu'on était toujours en présence de l'image d'un héros, toujours en rapport avec des images, même si ce n'était pas très conscient. Au départ je ne voyais pas du tout où tu voulais en venir. C'était très flou. Et maintenant je pense que c'est clair. Jusqu'à tout à l'heure, je ne savais vraiment pas ce qu'on allait faire. C'est quand je me suis trouvé devant les ciseaux et l'alu, que j'ai eu l'intuition de départ. Tu prenais des photos de plus en plus rapidement et ainsi je pensais que je pouvais agir de plus en plus vite ; plus j'avançais dans la recherche, plus je trouvais des idées Habituellement je ne me montre pas facilement nu. Mais ça ne m'a pas posé de problème, dans la mesure où la nature de cette création me mettait en dehors de tout regard ; ce qui veut dire que je ne l'aurais pas fait en public J'ai du mal à faire quelque chose de nouveau, parce que je suis très perfectionniste, et j'ai le stress de ne pas tout bien faire Quand tu m'a proposé de faire ce travail, ça aurait été plus facile de dire non ; mais je me suis dit que c'était une obligation de dire oui, même si je savais que ce n'en était pas une. Maintenant je suis content du résultat. N’empêche qu’une autre fois ça sera pareil.J'en suis conscient, mais ça ne change rien.